Touristes ou travailleurs ?

Les deux mon Capitaine

Le blog peut donner l’impression que nous sommes plus touristes que travailleurs. Nous sommes les deux. Et la partie touristique nous aide à accomplir la partie travaillée. Nous avons besoin de ces moments d’émerveillement, de découverte pour contrebalancer l’énergie que nous donnons à notre travail.

Bien sûr, notre expertise et nos années d’expérience nous permettent de ne pas être sur tous les fronts, mais nous y passons beaucoup de temps; à l’école; ET à la maison. Combien de fois parlons-nous de ces élèves pour qui c’est difficile, de ce que nous pourrions faire, de ce que nous faisons ?…

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En ce qui me concerne, beaucoup de temps aussi à fabriquer un petit bout d’Amérique dans ma classe; avec de la liberté; surveillée bien sûr; on rit beaucoup mais quand je dis stop, il faut que ce soit stop tout de suite.

Mais aussi avec de l’entraide et donc de l’unité; je n’avais vu que les cas les plus criants; en réalité, j’ai environ 30 % d’élèves en grande difficulté en français dans les 2 classes; quand j’en ai parlé avec eux, certains ont pleuré… Quand je leur ai demandé si c’était comme ça juste depuis cette année, ils m’ont répondu que non; je m’en doutais; et stupeur, pour la plupart c’est comme ça depuis le 1er grade : des gamins en souffrance depuis plus de 5 ans!!! qui font ce qu’ils peuvent pour passer under the radar, pour passer inaperçus; et qui sans doute y parviennent; mais ça n’efface pas leur souffrance.

Que ce soit bien clair, je n’incrimine personne. Les collègues des années précédentes ont bien fait leur job. Ce serait trop facile, mais surtout inutile, de leur jeter la pierre.

Le fait est quand même là : 30 %; c’est énorme.

Alors quoi faire ?

Je leur ai proposé de recevoir de l’aide de ma part et de leur team (ils sont par groupe de 4); ils ont accepté pour la plupart. Certains ont dit oui, mais ils sont déjà trop enkystés dans leur isolement et leurs stratégies pour ne pas souffrir, qu’il leur paraît impossible ou trop coûteux d’en changer.  Et enfin, certains ont carrément nié leurs difficultés et refusé toute aide; je peux comprendre ça complètement : ils sont à la peine mais ont développé ce qui leur permet de garder leur dignité, à leurs yeux; changer quelque chose pourrait être intéressant pour eux, mais ça représente un risque et ils préfèrent éviter .

Ce qui est compliqué, ou plus exactement ce qui est difficile, c’est de casser les effets induits de la hiérachie acceptée : ces enfants sont ensemble depuis le kindergarden pour la plupart; ils savent très bien qui sait bien parler, qui est à l’aise et qui ne l’est pas; ceux qui sont en difficulté ont pris depuis longtemps l’habitude de laisser parler ceux qui savent, de leur laisser la prérogative, le devant de la scène; ça arrange tout le monde et je le dis sans jugement; une classe, c’est avant tout un petit bout d’humanité en train de vivre une aventure collective; des humains avec des humains :

– les plus à l’aise sont contents : ils ont toute la place, ils peuvent s’exprimer, ils reçoivent de la reconnaissance.

– les moins à l’aise sont contents : ils n’ont pas besoin de s’exposer; d’autres font le job; d’autres prennent le risque.

– l’enseignant peut être content : il obtient des réponses aux questions qu’il pose; des élèves sont actifs; d’autres le sont moins mais ils ne posent pas de problème.

Encore une fois, je dis cela sans jugement : être enseignant n’est pas facile; je le sais bien, ça fait très longtemps que j’exerce ce métier; l’enseignant s’expose chaque jour; chaque jour, il descend dans l’arène  il doit faire face à des enfants qui, pour gentils et bien élevés qu’ils soient, ne laisseront passer aucune faiblesse; ce dont le public ne se rend pas compte je pense, c’est qu’il nous faut tenir; longtemps.

La première des urgences pour chacun de nous est de se sentir en sécurité, de tenir debout face aux gentils « petits monstres »; j’exagère mais chacun de nous développe des stratégies pour durer, et parfois, souvent même, ça consiste à se satisfaire de l’impression que ça ne va pas si mal

Qui d’entre nous n’a jamais ressenti cela ? Qui d’entre nous, quelles que soient son expertise et son ancienneté, n’a pas recours à cette illusion pour aller jusqu’au bout du jour quand ça devient trop difficile ?

Pour revenir à mes classes, voilà l’aide que nous essayons de développer : outre celle que je peux apporter, j’ai demandé leur concours aux autres enfants de leur groupe; si je ne comptais que sur moi, ce serait peine perdue.

Leur image d’eux-mêmes est tellement dégradée qu’il faut absolument que je les rencontre en personne pour tenter peu à peu de les aider à la reconquérir.

Imaginons que je décide de donner 5 minutes de mon temps à chacun chaque jour (ce qui est dérisoire), il faut que je trouve 1/2 heure par jour pour les 6 par classe; difficile vu les impératifs et le programme; et je ne dois pas négliger les autres. J’essaye de le faire mais ici en Amérique, même si tout est plus gros qu’ailleurs, une heure ne compte quand même que 60 minutes.

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Il me faut donc aussi compter sur leurs camarades pour leur prêter main forte; ces élèves plus à l’aise ne perdront pas leur temps en essayant de comprendre ce qui bloque chez leur copain, en trouvant des astuces pour les aider à sortir de l’ornière et ils pratiqueront pour de vrai la solidarité.

Plusieurs consignes:

Quand on aide, on ne donne pas la solution; ce sont des grands; ça passe plutôt bien.

Si c’est possible, quand on aide, on pose des questions.

Dans les activités de renforcement langagier, les enfants de leur team les plus à l’aise parlent les premiers quand il s’agit d’utiliser les routines, le vocabulaire; ils sèment des mots et de la syntaxe dans les oreilles de leurs copains en difficulté.

Dans les activités d’expression en revanche, les bavards doivent se taire et leur laisser la priorité quand il s’agit de dire ce qu’on pense, à quelles solutions on pense.

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Ce qui compte d’abord, c’est qu’ils retrouvent un peu de confort et de confiance en eux.

J’ai même autorisé leur team à leur parler un tout petit peu anglais pour les remettre en selle quand ils ne comprennent vraiment pas ce que j’attends d’eux.

Je sais ce n’est pas du tout le principe du Dual Language Immersion Program.

I don’t care. Je ne m’en préoccupe pas.

Pour moi le choix ne présente aucune équivoque : est-ce que je dois servir, peu importe le coût, le DLI et sa rigidité presque sectaire du « Surtout pas d’anglais, jamais », ou bien est ce que je dois faire ce que je peux pour alléger la souffrance et l’état de perdition dans lesquelles se trouvent 30 % de mes élèves ?

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Je ne suis pas Zorro; je ne suis pas magicien; je ne suis pas Dieu; je ne suis pas là non plus pour changer le monde.

Peut-être même que cela ne servira à rien. Il est tard. Pour la plupart, ça fait 5 ans que c’est comme ça; un peu moins de la moitié de leur vie et presque toute leur vie d’écolier.

D’autant plus que certains élèves se sont enfermés depuis longtemps déjà dans une image d’eux-mêmes qu’il sera difficile de changer; dans une image d’eux-mêmes et dans des schémas de comportement qui leur permettent de ne pas sombrer (ennui, refus, dysfonctionnement, retrait, rien de très positif…)

Pour ces enfants-là, en difficulté en français, aucune aide extérieure possible et aucune aide dans l’établissement possible. Il existe bien une aide pour les enfants à la peine, mais en anglais. A ce jour, je ne crois pas qu’il en existe une spécifique aux besoins des enfants engagés dans un programme d’immersion. Elle serait bienvenue, notamment pour les premiers grades, pour ne pas laisser les enfants s’enfoncer dans leurs difficultés et la dégradation de leur image d’eux-mêmes.

Encore une fois, je ne suis pas là pour changer l’Amérique, ni le programme d’immersion.

Quoi qu’il en soit, je veux rester fidèle à ma mission première d’enseignant : je suis d’abord et avant tout au service d’enfants; PUIS ensuite au service d’une institution.

Alors c’est vrai, je ne me conforme  pas aux attentes et « dogmes » du DLI; en revanche, je suis conforme au principe éducatif indiscutable et juste qui dit qu’ici, on ne laisse tomber personne, qu’on doit faire le maximum pour les élèves qu’on a et dont les familles ont choisi qu’ils soient là.

Et en faisant ça, je pense que je fabrique ce petit bout d’Amérique conforme à ce que les élèves disent tous les vendredis quand ils prêtent allégeance au drapeau.

« J’engage ma fidélité au drapeau des États-Unis d’Amérique et à la République qu’il représente, une nation sous Dieu, indivisible, avec liberté et justice pour tous. »

Je ne suis pas américain et je laisse Dieu à ceux qui croient en lui, mais j’essaie que la Liberté et la Justice pour tous soient présentes dans ce minuscule bout d’Amérique. J’essaie de faire en sorte que nous soyons indivisibles, solidaires, entraidant, unis autour de la même nécessité pour chacun d’être heureux et de se réaliser.

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Du coup, je suis souvent épuisé.

Linda aussi.

Quand nous pouvons, nous prenons le temps après l’école d’aller nous balader un peu, souvent à Daybreak comme on peut le voir sur le blog, histoire de débrancher un peu.

Après le travail, nous faisons parfois les touristes, c’est vrai.

Il nous faut du beau.

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Quand nous rentrons, nous nous remettons au boulot et nous nous écroulons; souvent couchés à 9h30 si les préparations ne nous prennent pas trop.

2 commentaires sur “Touristes ou travailleurs ?

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