Le scandale du faux parmesan
articles de Les échos 2016
C’est le deuxième produit alimentaire le plus contrefait. Mais dans cette bataille, les producteurs manquent d’outils juridiques. Et l’industrie des plats préparés s’est engouffrée dans la brèche.
Vous aimez les tagliatelle al dente, assaisonnées d’une épaisse sauce à la viande et abondamment saupoudrées de parmesan râpé? Si vous vivez ou voyagez aux Etats-Unis, vous courez un grand risque gastronomique: celui d’avoir acheté une boîte de faux parmesan râpé, coupé à la cellulose, principal constituant du bois, et avec d’autres fromages très bon marché. Rien à voir avec le parmigiano reggiano AOP (appellation d’origine protégée), qui ne peut venir que d’une partie bien précise d’Emilie Romagne.
En février, l’agence Bloomberg a révélé que le «100% fromage parmesan râpé » de Kraft Heinz, numéro 5 mondial de l’agroalimentaire, contenait 3,8% de cellulose. Vendu dans des boîtes de 227 grammes, il n’est, en plus, pas vraiment donné: 2,98 dollars pièce, soit plus de 13 dollars (12 euros) le kilo. Le pot aux roses a été découvert fin 2012 par la Food and Drug Administration (FDA), le gendarme américain de la sécurité alimentaire, à la suite d’inspections dans l’usine de Castle Cheese à Slippery Rock (Pennsylvanie) – le groupe qui fournit entre autres Kraft Heinz et Wal-Mart, la plus grande chaîne de supermarchés de la planète. Castle Cheese n’en était pas à sa première fraude alimentaire. Pendant des années, il a bataillé devant les tribunaux, avant de se déclarer finalement en faillite en 2014.
Castle Cheese n’est pas un cas isolé. Pire, les tests d’un laboratoire indépendant ont révélé que le «100% fromage parmesan garanti» des magasins Jewel Osco contenait 8,8% de sciures de cellulose, un «ingrédient» qui empêche l’agglutination des fromages ! Certes, aux Etats-Unis, où l’information et la protection des consommateurs sont bien moins sophistiquées qu’en Europe, la cellulose est tolérée jusqu’à des seuils définis de manière plus ou moins claire. Malgré cela, l’affaire Kraft Heinz a suscité une forte émotion et près de 50 actions collectives en justice de consommateurs révoltés – ou avides – avaient déjà été lancées à la fin avril.
L’affaire est loin d’être anodine. En 2014, la production mondiale de faux parmigiano reggiano a dépassé pour la première fois celle du véritable. Car le parmesan, qui tire son nom de la ville de Parme, est après le champagne le produit alimentaire le plus contrefait et imité au monde, souligne Riccardo Deserti, directeur général du consortium ParmigianoReggiano regroupant les 353 fromageries qui le produisent dans les provinces centrales d’Emilie-Romagne (Reggio Emilia, Parme, Modène, Bologne). Cette alliance étudie de près ce qui se passe outre-Atlantique, car les États-Unis sont, avec la France, le premier marché à l’export: 9000 tonnes livrées en 2015, soit près de 8% des ventes mondiales. Mais, selon Riccardo Deserti, neuf fois sur dix, le «roi des fromages» – comme on le surnomme en Italie – y est remplacé par des sous-produits du Wisconsin ou de Californie.
Un problème de réglementation? «Aux états-Unis, on peut fabriquer et vendre librement des produits agroalimentaires avec des dénominations ambiguës, des éléments graphiques qui sur les emballages et les étiquettes rappellent directement notre pays, via le drapeau italien ou des références aux monuments et aux oeuvres d’art les plus connus de la Péninsule», explique-t-on du côté des producteurs. Mais de pâles copies, on en trouve dans beaucoup d’autres pays: le Canadian Parmesan, de Springbok Cheese; le Parmesano uruguayen, de Saboretti, les Parmesanito et les Reggianito argentins… Avec le même jeu autour des préfixes «Parm» et «Regg». «Dans une boutique new-yorkaise, on a même trouvé un hybride de parmesan et de pecorino appelé «Parmesan Romano» et un croisement invraisemblable entre une mozzarella et du parmesan, baptisé «Parmesan di Bufala» », raconte Marco Prandi, directeur du groupement Vacche Rosse qui réunit les producteurs de parmigiano reggiano haut de gamme. Le commerce en ligne a encore amplifié la confusion et les possibilités des fraudeurs. En juin 2015, quelque 5000 tonnes de parmigiano reggiano contrefait ont été découvertes sur le site chinois Alibaba. Auparavant, on en avait débusqué sur eBay.
Une seule arme: la marque déposée
Au total, en 2015, Vacche Rosse a comptabilisé environ 2000 produits étrangers «qui utilisaient parmigiano reggiano ou parmesan dans l’étiquette, comme ingrédient ou comme dénomination de vente ». Pour surveiller les marchés extérieurs, il a fait appel à Mihtel UK, une société britannique qui passe Internet au crible pour y traquer les imitations. Mais les moyens de recours légaux sont limités. «Hors de l’Union européenne, notre seule arme est la marque déposée», concède Alberto Pecorari, en charge des services institutionnels du consortium. Ce dernier a d’ailleurs déposé la marque «parmesan» dans plus de 100 pays, mais cette protection semble faible face à la résolution des imitateurs.
Aux États-Unis, les géants de l’agroalimentaire n’ont aucune intention de renoncer aux appellations qui évoquent les AOP européennes. Ils se sont regroupés dans un lobby qui exerce une influence considérable au Congrès: le Consortium pour les noms communs des aliments (Consortium for Common Food Names). Ce groupe s’est fixé un objectif on ne peut plus explicite: «Contrer l’action agressive de l’Union européenne visant à restreindre notre droit d’utiliser des noms communs d’aliments.» Cette organisation pèse aujourd’hui d’un poids considérable dans les négociations entre Washington et Bruxelles sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), le nouvel accord commercial très controversé, notamment en Allemagne. «Si les Américains imposaient leur point de vue, on pourrait être obligé d’importer en Europe des «American Parmesan» », alerte Rolando Manfredini, en charge de la qualité à la Coldiretti, l’équivalent italien de la FNSEA.
Chacun dans son coin
Avec sa poignée de limiers et ses trois avocats, Alberto Pecorari privilégie toutefois la méthode douce pour régler les contentieux. Il contacte les producteurs ou les distributeurs de produits inspirés du parmigiano reggiano et préfère les raisonner par la négociation plutôt que de les traîner en justice. «Une méthode qui marche plutôt bien et aux coûts contenus », commente-t-il. Mais tous les producteurs ne sont pas de cet avis, beaucoup aimeraient des actions plus musclées. «Ils sont trop optimistes», proteste Nerina Aldini, la responsable de l’exportation de Boni SpA, le premier producteur privé de parmigiano reggiano. À Reggio Emilia, elle est considérée comme la référence en matière d’export car elle sillonne le monde pour promouvoir son fromage. «Le consortium est impuissant et il n’est pas assez ambitieux dans sa défense de la qualité du produit», tranche-t-elle. Il faut reconnaître, aussi, la permanence d’une incurable incapacité transalpine à faire équipe. «Contrairement à ce qui se passe en France et en Allemagne, toutes les tentatives de concertation dans la défense des AOP ont échoué en Italie», lance un responsable du consortium. «Les artisans fromagers ne savent pas agir ensemble. Or aucune fromagerie prise isolément n’a la force de frappe pour combattre la contrefaçon», déplore aussi Nerina Aldini.
«La bataille pour la reconnaissance juridique des AOP est perdue hors d’Europe», admet un responsable du consortium. Dès lors, la seule stratégie possible est de s’adresser directement aux consommateurs américains en exploitant des scandales comme celui de la cellulose dans le parmesan râpé. «Certaines chaînes de distribution et certains États, à l’image du Japon, commencent à se saisir de la problématique des imitations», se réjouit Igino Morini, en charge de la communication. Le groupement, basé à Reggio Emilia, a été l’un des fondateurs d’Origin, le lobby européen de défense des AOP. «Les multinationales de l’agroalimentaire n’ont aucune garantie de gagner la bataille du consommateur car dans nos sociétés la tendance est à la protection des cultures et des produits locaux», espère Igino Morini. C’est en Europe que la situation est la moins tendue. Le consortium ParmigianoRegiano juge avoir remporté une victoire essentielle au sein de l’Union européenne avec l’application de la clause «Ex officio». Adoptée en 2012, elle impose à tous les Etats membres de poursuivre les contrefaçons de produits AOP et IGP (indication géographique protégée) sur simple information du pays producteur. En 2008, la Cour européenne de justice, à Luxembourg, avait déjà établi que le nom «parmesan» appartient exclusivement au consortium ParmigianoReggiano.
Du coup, au sein de l’Union, on ne relève pas de cas importants de fraude, même si ces derniers mois on a vu passer, à Rungis, du Parmesan Montagne; au Royaume-Uni du Parmigianino et du Parmesan style; ou encore – sacrilège! – en Italie même du Gran Parma Bio et du Gran Capra Parmigiano, à base de lait de chèvre… Tous ont été retirés de la vente. Mais la menace la plus sérieuse vient du râpé, un marché en pleine expansion, avec des progressions annuelles à deux chiffres. Au Danemark, on a par exemple bloqué la vente de Cheese Powder Parmesan Type; l’Allemagne a retiré des circuits de distribution du Grated Parmesan et du Parmesan cheese, importés des Etats-Unis. Dans la course permanente entre producteurs authentiques et imitateurs, les premiers arrivent souvent trop tard et ratent leur cible. «Les contrôles sur le râpé sont inadéquats. Il faut viser une surveillance continue de la production, 24 heures sur 24. Il faut aussi que le râpage et l’emballage soient faits sur le territoire même de production du parmigiano reggiano », propose Marco Orsi, directeur adjoint de Coldiretti à Parme.
Enfin, autant le savoir, les plats cuisinés sont truffés de faux parmigiano reggiano. Dans le meilleur des cas, ils en contiennent des portions minimes. Pourtant, très souvent sa présence est signalée en gros caractères sur les emballages. La sauce tomate cuisinée parmesan Heinz commercialisée en France n’en contient qu’environ 1% – alors que le logo du consortium figure bien en évidence sur la face antérieure de la briquette. En Espagne, on trouve des Croûton tostados sabor Parmesano (des croûtons aromatisés au fromage) fabriqués avec 0,04% de Parmesan en poudre… Dans l’univers en expansion des plats cuisinés, la réglementation européenne n’est pas aussi sévère que dans la défense des AOP et laisse aux industriels les coudées franches. Alors, une seule stratégie: partir en vacances en Émilie-Romagne, rapporter une ou plusieurs meules, acheter un couteau à copeaux ou une râpe, et… faire le travail soi-même!
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